Les Passagers du Roissy Express est un journal de bord écrit par François Maspero et illustré de photographies prises par Anaïk Frantz lors d’un voyage insolite, qui s’est déroulé en 1989. François Maspero (1932 – 2015) est traducteur et écrivain. Il est également éditeur, libraire et directeur de revues. François Maspero est un romancier : par conséquent, ce type d’écriture infléchit sa manière de narrer et relater les événements. François Maspero a été distingué pour son ouvrage, publié en 1990, par le Prix littéraire Novembre la même année.
Durant trois semaines, ces deux amis parisiens ont voyagé à bord du RER B, au départ de l’aéroport de Roissy (95) jusqu’à la gare terminus de Saint-Rémy-lès-Chevreuse (78). Chaque jour, ils sont descendus du RER à une nouvelle station et ont visité la ville qui se cachait derrière chaque gare. Le projet de leur voyage était le suivant : parcourir la banlieue francilienne du Nord au Sud, espace méconnu pour eux, situé pourtant à quelques dizaines de kilomètres de leurs domiciles.
« Tu te moques de tous ces gens qui vont faire un petit tour en Chine et qui en rapportent un livre, mais toi, que serais-tu capable de rapporter de La Courneuve ou de Bobigny-Pablo Picasso où mènent les métros que tu prends tous les jours dans le pays où tu vis (...) es-tu jamais descendu, rien que pour voir, à Sevran-Beaudottes ou aux Baconnets, ces stations où tu passes si souvent, depuis tant d'années... » (Maspero, p. 12).
Afin d’explorer la banlieue parisienne de la manière la plus immersive possible, François Maspero et Anaïk Frantz se sont fixé plusieurs règles, dont la suivante : ne jamais rentrer dans leurs logements parisiens respectifs et dormir à l’hôtel. Par conséquent, le déroulement et les conditions de voyage sont semblables à celles d’un voyage dans un pays étranger : sacs à dos, chaussures de marche, hôtels, restaurants, rencontres, visite de monuments et musées… Cet ouvrage original, plein d’humour, offre un nouveau regard sur la banlieue. Leur objectif est de pluraliser la banlieue : ce mot utilisé pour qualifier de nombreuses communes franciliennes dissimulent de grandes singularités qu’il convient de restituer. Le RER B constitue le fil directeur au cœur de cette diversité urbaine.
Une traversée de l’agglomération parisienne du nord au sud
L’endroit le plus souvent associé au « départ en voyage » est l’aéroport. Avec humour, François Maspero et Anaïk Frantz débutent leur périple, postés face aux écrans d’affichage annonçant les vols au départ de l'aéroport Roissy Charles-de-Gaulle. Durant les premiers jours d’exploration, dans les communes proches de l’aéroport (Roissy-en-France, Tremblay-en-France), les notes prises par François concernent majoritairement l’infrastructure. L’espace public traversé est finement décrit, caractérisé par les activités liées à l’aéroport (flux, entrepôts de stockage) ainsi que les nuisances sonores et visuelles engendrées par l’activité aéroportuaire. Leur périple se poursuit par l’exploration des communes de Villepinte et Tremblay-en-France. Mais les deux voyageurs ne cachent pas leur déception lorsqu’ils déambulent dans des rues vides, parcourues par des poids lourds jusqu’à des entrepôts de stockage : « Y’a rien à voir » (chap. 2). Cette citation marque un tournant dans leur voyage : la suite du récit est tout autre et rend l’affirmation rapidement obsolète. Leur périple n’est que profusion de rencontres, de lieux, d’histoire, d’architecture. L’histoire et la culture seront au cœur de leurs visites, dans les communes de Drancy, la Courneuve et Aubervilliers, avec des passages plus marquants comme celui de la déambulation dans la Cité de la Muette, autrefois camp de transit durant l’occupation allemande. François Maspero revient également sur l’histoire de ces banlieues, marquées par des transformations architecturales, un développement urbain accéléré et l’afflux d’immigrés embauchés dans l’industrie.
La banlieue Sud sera quant à elle moins analysée par François Maspero et Anaïk Frantz, car l’écrivain connaît davantage le territoire, qu’il a parcouru pendant son enfance. Néanmoins, cette partie du voyage et de l’ouvrage n’est pas sans intérêt. François Maspero explore cet espace plusieurs décennies après et ses souvenirs sont nettement dépassés : par exemple, il est étonné de voir à quel point Arcueil-Cachan s’est métamorphosé, communes comptant autrefois de nombreux bidonvilles, remplacés depuis par des quartiers pavillonnaires. La traversée de Sceaux représente pour eux l’arrivée vers des espaces moins urbanisés, plus calmes et proches de la campagne jusqu’à Saint-Rémy-lès-Chevreuse.
Lors de sa quête vers « la vie » des banlieues, François Maspero a également rendu hommage aux personnes qui animent la vie sociale de ces communes (élus, médiateurs). Il parcourt donc les espaces vécus et s’éloigne de l’espace conçu médiatiquement, associé à ces banlieues.
Sevran : Butte de Montceleux (Photographie d'Anaïk Frantz, 1989, p.95)
Un journal de bord aux narrations plurielles
La narration est quelque peu déroutante. En effet, François Maspero rédige ce livre après son voyage, à partir de ses notes, de ses souvenirs et des photographies réalisées par Anaïk Frantz. L’auteur utilise rarement la narration à la première personne mais a souvent recours à la narration à la troisième personne. Le recours à ce mode de narration induit une forme de distanciation : “Et c’était pendant ce retour, grisaille, pluie, abandon, dans le wagon vide des heures creuses, qu’il avait eu soudain, comme une évidence, l’idée de ce voyage, parce qu’il regardait par la fenêtre du RER les formes de la banlieue, yeux malades de solitude sur le paysage mort de l’après-midi d’hiver, parce qu’il regardait cela comme un monde extérieur qu’il aurait traversé derrière le hublot d’un scaphandre”. Il se remémore son périple à travers une autre voix. Ce type de narration lui permet peut-être de rechercher une forme d’objectivité face à un voyage par définition subjectif (souvenir de son enfance, rencontre avec des locaux, empathie éventuelle). Aussi, ce mode de narration permet au lecteur d’être plus facilement “emporté” dans le récit, grâce à une certaine forme de connivence instaurée entre le narrateur et le lecteur. Enfin, chaque étape du périple est présentée de la même manière. L’auteur décrit dans un premier temps et avec minutie l’aspect de la « gare du jour », puis il raconte l’espace public environnant : personnes fréquentant les lieux, architecture et type de bâti urbain, activités sur le site. Puis, quelques mots, une phrase inscrite sur différents supports de l’espace public (une affiche, une plaque commémorative, un graffiti) attirent l’attention des deux voyageurs. Ces mots ne sont pas inscrits au hasard dans l’espace public et ne sont pas choisis spontanément par les deux voyageurs. Ils font souvent référence au passé. À partir de ces bribes de mots mis en avant dans l’ouvrage, François Maspero revient sur l’Histoire de la commune ou du territoire : la politique locale, des phases militaires, des événements historiques majeurs ou encore le processus d’urbanisation, l’aménagement ou l’architecture. Par exemple, lors de leurs explorations menées à Drancy, François Maspero a relevé les inscriptions d’une plaque commémorative :
« En ce lieu, qui fut un camp de concentration, de 1941 à 1944 100 000 hommes, femmes, et enfants, de religion ou d’ascendance juive ont été internés par l’occupant hitlérien puis déportés dans les camps d’extermination nazis où l’immense majorité a trouvé la mort » (p. 175).
Cette plaque commémorative est située dans la cité de la Muette. À travers cet exemple cité, François Maspero rend compte de l’évolution des espaces de banlieue.
« La cité de la Muette, 1935, l’une des plus grandioses tentatives de logement social de l’entre-deux-guerres. La cité de la Muette, 1941-1944 camp de transit vers la mort. La cité de la Muette, 1989, HLM décrépite. La cité de la Muette, pièce en trois actes. Cité radieuse. Cité de la mort. Cité banale. Banale. Banalisée. Et bientôt : réhabilitée » (p. 175).
L’usage de l’anaphore « Cité de la Muette » contribue à personnifier l’espace, à lui donner une histoire. Cet exemple est également l’occasion pour Maspero d’aborder la question du souvenir et de la mémoire, et plus spécifiquement son inscription dans l’espace public. Un parallèle peut être effectué avec « la ville palimpseste », mise en lumière par l’écrivain et philosophe Olivier Mongin : la ville est comme un parchemin en quelque sorte. Elle se refait sur elle-même mais à l’image d’un livre, elle conserve les marques du passé.
Comment préserver la mémoire du lieu dans l’espace public ? Une plaque commémorative ou un monument dans l’espace public sont-ils suffisants ? Démolir les bâtiments « chargés de traces du passé » et reconstruire ? Préserver le site tel qu’il était ? Les villes qu’ils explorent ont souvent été théâtre d'événements historiques. Plusieurs passages font référence à la Révolution, aux déportations, à la Résistance. Il est possible de proposer, de manière parcimonieuse, une lecture biographique de ces passages : c’est sûrement pour François Maspero, l’occasion de rendre hommage à son père Henri Maspero, engagé dans la Résistance et déporté en 1944 dans le camp de concentration de Buchenwald (Allemagne). Sa mère, auteur spécialisée de la Révolution française, a été déportée au camp de Ravensbrück (Allemagne). Afin d’être le plus complet et le plus précis possible sur des événements historiques qu’il relate lors de son exploration, François Maspero mobilise des extraits d’autres auteurs (écrivains, historiens) et propose un « état de l’art ».
Enfin, afin de percevoir le mieux possible la vie dans les communes de banlieues, François Maspero et Anaïk Frantz sont souvent guidés par des personnes rencontrées ou bien contactées avant leur périple. Ils interrogent et photographient dans l’espace public des usagers et des habitants rencontrés lors de leurs explorations. Ils sont parfois même reçus chez les habitants. Cependant, François Maspero ne souhaitait pas avoir une approche ethnologique, sociologique ou bien même journalistique. Il voulait préserver sa « liberté » afin de ne pas être influencé par les discours existants « sur les maux de la banlieue ». François Maspero avait pour objectif de cerner la vie dans les banlieues et d’observer les singularités des communes traversées. Le terme de banlieue est utilisé pour nommer un territoire vaste, très peuplé, et cache bien souvent des spécificités locales. Par exemple, à partir de ce que François Maspero observe depuis l’espace public, il énumère les particularités de la commune de Sceaux (92) :
« Les belles dames de Sceaux viennent faire leurs courses rue Houdan en 4 X 4. C’est la mode. Après tout, Sceaux c’est la campagne, presque la montagne ». (p.304)
Ses descriptions sont souvent mêlées à une note humoristique : en effet, la Rue Houdan a été entièrement piétonnisée en 1976 et c’est l’une des premières d’Ile-de-France à avoir changé de statut. Lui-même ne révèle cependant pas cette information et amène son lecteur à se poser des questions, à intégrer son périple. D’un point de vue littéraire, il joue avec son lecteur et use du genre « journal de bord » pour essayer de créer une connivence avec ce dernier. Enfin, François Maspero poursuit son exploration dans une commune francilienne par l’énumération des projets d’aménagement. Tout au long de son ouvrage, l’auteur insistera sur l’évolution perpétuelle des espaces de banlieue, remodelant l’architecture des bâtiments et l’espace public. Il confie même ne pas reconnaître certains quartiers qu’il a pourtant fréquentés quelques années plus tôt, comme à Arcueil-Cachan. Tout au long de son voyage, François Maspero consacre davantage d’importance à des espaces structurants dans le paysage de la banlieue : l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, le sanatorium de Villepinte, les 3000 à Aulnay, les 4000 à La Courneuve, la ligne ferroviaire de Sceaux, l’aqueduc d’Arcueil-Cachan. Ces infrastructures, ces bâtiments sont perçus comme des repères dans le paysage francilien et celui des cités, qui viennent fragmenter le paysage urbain, voire mettre à mal l’architecture vernaculaire. Des évènements ponctuels retiendront également leur attention : la grève des agents RATP, un spectacle dans le centre culturel d’Aubervilliers, le banquet républicain d’Arcueil. L’auteur ne reste pas neutre face à ces modes d’occupation de l’espace public, donne régulièrement son ressenti sur ces évènements. Ces éléments cités constituent « des jalons » dans leur voyage et l’ouvrage.
Tout au long de son ouvrage, François Maspero propose une définition très complète de l’espace public et énumère toute sa diversité derrière la notion. Les hôtels, les restaurants et les gares desservies par le RER B sont des lieux que les deux voyageurs ont fréquentés quotidiennement. Pourtant, un hôtel est un espace privé, rendu public par sa fréquentation. La définition de l’espace public selon Maspero ne serait peut-être pas univoque mais plurielle. François Maspero a effectué de longues et précises descriptions de ces espaces. Il est donc aisé d’effectuer des comparaisons et de percevoir les différents cas de figure rencontrés par les deux voyageurs. Ses descriptions reposent sur ses perceptions lors de ses explorations : tous les sens sont mobilisés, ces mêmes sens qui permettent de voyager. Il mobilise régulièrement les sons rencontrés lors de leurs promenades urbaines : les nuisances de l’autoroute et de l’aéroport proches de l’hôtel (communément associées aux espaces périphériques), le vacarme causé par les activités ferroviaires puis l’art, la musique rencontrée dans les centres culturels de chaque ville et enfin l’ambiance sonore des quelques espaces naturels fréquentés (le canal de l’Ourcq, la campagne de Saint-Rémy-lès-Chevreuse). Son écriture permet également de « visualiser » l’espace public : l’auteur a recours aux énumérations, aux répétitions et à de longues phrases pour décrire des espaces « hostiles » aux piétons (l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et ses flux incessants, Villepinte et ses grands entrepôts de stockage). François Maspero emploie ensuite un autre rythme d’écriture afin de décrire des espaces plus apaisés. Il oscille donc tout au long de sa narration et entraîne son lecteur dans le va-et-vient des espaces publics rencontrés. Sa narration mime l’agitation des espaces publics.
Villepinte (Photographie d'Anaïk Frantz, 1989, p.58)
Une réflexion sur les espaces publics
« François Maspero ne souhaitait pas avoir une approche ethnologique, sociologique ou journalistique. Il voulait préserver sa « liberté » afin de ne pas être influencé par les discours existants « sur les maux de la banlieue ». (Citation issue du paragraphe précédent)
À la lecture de cet ouvrage, l’objectif de neutralité ne semble pas avoir été tenu par l’auteur tout au long du voyage et du récit. Il n’est pas certain que cet objectif fixé par eux-mêmes et explicité au début de l’ouvrage soit forcément libérateur comme François Maspero le prétendait. L’auteur dit vouloir se concentrer sur l’unité paysagère avant tout, et ne pas intégrer les discours portant sur les « maux des banlieues ». Or, comprendre un espace nécessite de comprendre qui sont les personnes qui le fréquentent, qui résident à proximité et comment l’espace est perçu par ces dernières. Lui-même l’a reconnu durant son voyage, envisager un espace sans tenir compte des éléments sociologiques est complexe. C’est pour cette raison que l’auteur a finalement pris de plus en plus de distance avec les personnes qu’il a rencontrées durant son voyage, chargées de lui restituer un aperçu de la vie dans les banlieues. Il se cantonnait à leurs témoignages mais ne voulait pas en savoir plus sur leurs parcours résidentiels, leurs trajectoires de vie. Il semble que l’une des limites de sa démarche réside dans le choix des personnes enquêtées. L’essentiel des rencontres faites durant le voyage résulte d’une mise en relation par leurs réseaux de connaissances. Par conséquent, les personnes interrogées sont assez proches de leur rang social. Cela constitue un certain biais dans cette recherche de la « vie » des banlieues.
Pour Maspero, l’une des clés de la compréhension de la banlieue a été l’histoire et plus précisément « la mémoire » lorsqu’il s’est rendu à la Cité de la Muette à Drancy. Cette entrée historique est justifiée au regard des mutations rapides que connaissent les banlieues franciliennes depuis plusieurs décennies. Cependant, ces transformations radicales (sociales, urbaines, architecturales) laissent peu de place à la mémoire.
Dans quelle proportion la mémoire doit-elle se maintenir dans l’espace public ? L’espace public est ponctué de repères, comme les éléments du souvenir. Cependant, un lieu de mémoire dans l’espace public, ne fera pas forcément l'objet d’une même perception selon les individus. Il n’aura par conséquent pas la même valeur aux yeux des différents usagers de l’espace. L’histoire peut également faire polémique et gêner.
Enfin dans un autre registre, chaque personne qui fréquente régulièrement un espace vécu, peut s’y attacher et ce dernier peut constituer « un repère dans son existence ». La transformation répétée d’un espace le métamorphose et peut le rendre méconnaissable : c’est ce que François Maspero a vécu lorsqu’il s’est rendu à Arcueil-Cachan durant son voyage.
L’espace public constitue-t-il un réel repère puisque ce dernier n’est jamais figé et qu’il peut sans cesse être transformé ? L’auteur semble ainsi, tout au long de sa narration, osciller entre une vision fixiste de l’espace public et une vision plus objective des changements engendrés sur des espaces et territoires qui lui sont familiers. Il cherche à être témoin de ces évolutions. On peut alors s’interroger sur le statut de François Maspero : est-il davantage voyageur, narrateur, ou bien témoin de l’espace public ?
Pour aller plus loin :
“Retour à Roissy, un voyage sur le RER B”, Marie-Hélène Bacqué, Photographies d’André Mérian, 2019.
“Les Passagers du RER”, Lucas Boirat et al., 2019.
Article réalisé par Adrien Deludet dans le cadre du cours “Espaces Publics”, dispensé en Master 1 Urbanisme et Aménagement à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2019-20)
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